La pleine Lune - Les Signes

Publié le par E.S.

Janvier.

Deuxième nuit de lune pleine. Cette fois le ciel était si voilé par la pluie froide et battante que je m’inquiétais pour ma colonie de rhinolophes. Je n’avais dit mot à quiconque de sa présence sous l’auvent de mon balcon. Quelques individus étaient venus grossir les rangs. Combien étaient-ils maintenant ? Une cinquantaine ? Les chauves-souris étaient devenues ma passion. J’avais appris qu’elles étaient protégées car se raréfiant, qu’il était inutile d’être effrayé de leur apparition car elles ne s’attaquaient qu’aux insectes, aux moustiques en particulier, aux petits fruits parfois.
J’avais confectionné un rideau opaque maintenu par de solides clous pour abriter la colonie du froid et de la lumière. Une planche à guano était installée sous mes bestioles. Ca ferait un bon engrais pour mes balconnières.
J’avais pourtant hâte de renouer dialogue.
Mon mari dormant du sommeil du juste, je filai à pas de loups sur la terrasse. Et tendis l’oreille. Quelques petits « scrouics » filtraient. Mais de paroles point. Aurais-je rêvé ? Je m’assis sous l’olivier et attendis.
C’est vrai, j’avais demandé au « chef » des chauves-souris de raconter les sorties nocturnes. Mais là, tout le monde hibernait. Même moi j’en avais envie.
Mais quand la somnolence vint, je me remémorai une période de mon adolescence : j’étais allée en classe dans l’actuel conservatoire de musique du cours Pinteville, dit « le Château ». Les salles avaient de hauts plafonds affichant des moulures compliquées. Nous n’étions que des filles, l’école mixte serait pour une autre vie. Dans la cour, un vieil arbre au tronc creux. Et un matin, à la récré, un cri féminin comme dans les films des années cinquante : des chauves-souris avaient pris possession des lieux ! N’y touchez pas, n’y touchez pas surtout, nous avait-on dit. J’avais été la seule à m’approcher. Les petits yeux rougeoyants m’avaient paru si plein d’intelligence !
Un autre souvenir : je devais avoir quatre ou cinq ans. Ma mère m’avait emmenée chez une amie, rue des Marronniers. La maison bourgeoise était la dernière de la rue sur la gauche et jouxtait l’actuel restaurant «La Main d’Or». Une chauve-souris avait tourbillonné dans l’escalier de bois. Les deux femmes crièrent. Pas moi.
J’y pense chaque fois que je suis du bon côté du bus lorsque l’arrêt de la Place de l’Europe approche.
Quand je descends du Circulaire Beauval et que s’imposent à moi les chantiers tous azimuts, les appartements à taille humaine de quelques étages poussant comme des champignons sur une souche, je me souviens du temps des grands peupliers. Les soirs d’été, dans la pénombre, passaient de drôles d’oiseaux noirs : « ce sont des chauves-souris ! » avait dit ma fille.
Bon, il était tard et je titubais presque. Je devais regagner la couette.

- Salut, fit la voix.
- Ah, c’est toi, fis-je, interloquée. Je t’ai réveillée ?
- Non, j’étais remonté dans mes souvenirs. J’ai quatorze saisons. Je m’appelle Kashmir.
- Pourquoi est-ce qu’on s’entend tous les deux, fis-je à la bête ?

- Mais à qui tu parles ?
Ciel mon mari !
- Je les ai vues, dit-il. Tu sais, même si la terrasse est ton jardin secret, il m’arrive d’y venir aussi !
- Le doute fondit sur moi plus vite qu’un vol de chiroptères : allait-il comprendre ? Que lui dire ?
- Et bien voilà…

E.S.

Publié dans Nouvelle

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